Vingt-deux

Le samedi matin, Sue Sampel se réveilla tendue.

Dans la journée, elle était censée effectuer ce petit vol d’informations, comme promis si imprudemment au cours de la semaine. Ses mains tremblaient lorsqu’elle se brossa les dents, et son reflet dans le miroir ressemblait au portrait d’une quadragénaire terrifiée.

Elle laissa Sébastian dormir une heure de plus tandis qu’elle se préparait du café et du pain grillé. Sébastian était de ces personnes capables de dormir au milieu d’une tempête ou d’un tremblement de terre, alors que Sue, à son grand dam, revenait à une vague conscience au moindre moineau bruyant.

Le livre de Sébastian traînait sur la table de la cuisine. Sue le feuilleta pour passer le temps. Elle l’avait lu de la première à la dernière page quelques semaines plus tôt et relu peu auparavant en essayant d’absorber les idées qui lui avaient échappé a la première lecture. Dieu & le vide quantique. Un titre pesant. Comme deux sumotori en balance sur une esperluette.

Mais le contenu n’avait rien de nunuche ou de superficiel. Il l’avait même poussée aux limites de sa licence de science. Par chance, Sébastian savait très bien expliquer les concepts difficiles. Et elle avait eu le privilège de disposer de l’auteur chaque fois qu’elle coinçait sur un passage.

Le livre n’était ni ouvertement religieux ni scientifiquement rigoureux. Sébastian lui-même le qualifiait de « philosophie spéculative ». Il l’avait un jour décrit comme « une causerie entre hommes, écrite gros. Très gros ». Sue supposait qu’il avait dit cela par modestie.

Le livre regorgeait d’histoire scientifique obscure, de savoir évolutionnaire et de physique quantique. Matériel excitant pour un professeur de théologie en université dont les œuvres publiées jusque-là incluaient des romans roses aussi torrides que Erreurs d’attribution dans les textes pauliniens du 1er siècle. Grosso modo, il affirmait que les êtres humains avaient atteint leur état de conscience actuel en s’appropriant une partie d’une intelligence universelle. En d’autres termes, en se branchant sur Dieu. Cette définition de Dieu, soutenait-il, pouvait être étendue pour correspondre aux définitions de déités d’un large éventail de cultures et de croyances. Dieu était-Il omniprésent et omniscient ? Oui, car il se diffusait dans toute la création. Était-il singulier ou multiple ? Les deux : Il était omniprésent parce que inhérent aux processus physiques de l’univers, mais Son esprit était connaissable (par les humains) seulement par fragments discrets et dissemblables. Existait-il après la mort une vie ou une espèce de réincarnation ? Au sens le plus littéral, non, mais notre conscience étant empruntée, elle continuait à vivre sans nos corps, bien que comme un fragment minuscule de quelque chose de presque infiniment plus vaste.

Sue comprenait où il voulait en venir. Il cherchait à apporter aux gens la consolation de la religion sans les charger des bagages du dogmatisme. Il montrait une certaine désinvolture sur le plan scientifique, ce qui mettait en rogne des gens comme Élaine Coster. Mais il avait le cœur au bon endroit. Il voulait une religion capable de réconforter de manière convaincante la veuve et l’orphelin sans les livrer au patriarcat, à l’intolérance, au fondamentalisme ou à de bizarres règles diététiques. Il voulait une religion qui ne soit pas en bagarre perpétuelle avec une cosmologie moderne.

Plutôt louable, estima Sue. Mais où est mon réconfort ? Le réconfort pour la petite voleuse. L’employée de bureau indélicate. Pardonnez-moi, car je sais exactement ce que je fais et j’hésite à le faire.

En supposant que cela ait la moindre importance. En supposant qu’ils ne soient pas tous condamnés. Elle avait lu le fragment de magazine au Sawyers et en avait tiré ses propres conclusions.

Sébastian descendit. Il sortait de la douche et avait revêtu sa plus belle tenue décontractée : un blue-jean et un pull en tricot vert qui ressemblait à quelque chose qu’un pasteur anglican aurait pu jeter à la poubelle.

« Le casse est pour aujourd’hui, dit Sue.

— Comment te sens-tu ?

— J’ai peur.

— Tu n’es pas obligée, tu sais. C’était bien de ta part de te porter volontaire, mais personne ne t’en voudra de changer d’avis.

— Personne à part Élaine.

— D’accord, peut-être Élaine. Mais sans plaisanter…

— Sans plaisanter, il n’y a pas de problème. Promets-moi juste une chose.

— Quoi ?

— Quand tu seras à cette réunion à la mairie… je veux dire, je sais que les autres surveilleront pour moi, qu’ils appelleront si Ray part pour Hubble Plaza. Mais le seul en qui j’aie vraiment confiance, c’est toi. »

Il hocha la tête, les yeux comme ceux d’une chouette et l’air ridiculement solennel.

« J’ai besoin d’être prévenue au moins cinq minutes à l’avance que Ray va débarquer.

— Tu auras tes cinq minutes.

— Promis ?

— Promis. »

La matinée passa bien trop vite. La conférence à la mairie commençait à 13 heures, et Sue demanda à Sébastian de conduire afin qu’il puisse la déposer devant Hubble Plaza en attirant le moins possible l’attention. Ils n’échangèrent pas plus de quelques mots dans la voiture. Elle l’embrassa rapidement lorsqu’il s’arrêta. Puis elle sortit dans l’air froid, se servit de sa carte pour s’introduire dans Hubble Plaza, salua d’un geste les gardes de l’entrée et s’avança vers les ascenseurs en évitant de montrer trop de hâte. Ses pas résonnaient dans le hall carrelé comme le tic-tac d’un métronome, allegro synchrone avec les battements de son cœur.

 

Marguerite arriva à la salle de conférences du centre communautaire à 12h45, et lorsqu’elle repéra Ari Weingart en train de la chercher parmi la foule qui se pressait dans l’entrée, elle se tourna vers Chris : « Oh ! mon Dieu. C’est une erreur.

— La conférence ?

— Non. Aller sur scène avec Ray. Avoir à le regarder, à l’écouter. J’aimerais pouvoir… Oh, salut, Ari. »

Ari lui agrippa fermement le bras. « Par ici, Marguerite. Vous passez en premier, je vous l’avais dit ? On aura ensuite Ray, puis Lisa Shapiro de Géologie et Climatologie, et on finira avec les questions du public. »

Elle se retourna pour regarder une dernière fois Chris, qui haussa les épaules et lui adressa ce qu’elle devina être un sourire de soutien.

C’est vraiment dingue, pensa-t-elle en franchissant sur les talons d’Ari une porte réservée au personnel qui aboutissait dans la pénombre des coulisses. Pas seulement parce qu’elle serait forcée de se montrer avec Ray, mais parce qu’elle et lui joueraient la comédie. Tous deux feraient comme s’ils n’avaient pas vu le moindre indice sur le désastre de Crossbank (quel qu’il soit). Tous deux feraient comme s’ils ne s’étaient pas disputés au sujet de Tess. Comme s’ils ne se méprisaient pas. Joueraient non la courtoisie, mais du moins l’indifférence.

En sachant que cela pourrait s’arrêter n’importe quand.

Nous voilà avec tous les ingrédients d’un désastre, se dit Marguerite. D’autant plus que sa « conférence » consistait en une série de notes personnelles qu’elle n’avait jamais prévu de rendre publiques – des conjectures sur le projet UMa47 aux limites de l’hérésie. Mais si la crise était aussi mauvaise, aussi potentiellement mortelle qu’elle en avait l’air, pourquoi perdre son temps à se montrer hypocrite ? Pourquoi ne pas, une fois dans sa vie, cesser de penser en termes de carrière et dire simplement ce qu’elle pensait ?

Cela lui avait semblé une bonne idée, du moins jusqu’à ce qu’elle se retrouve sur scène derrière un rideau baissé avec Lisa Shapiro assise entre Ray et elle. Elle évita le regard de son ex-mari, mais la présence de celui-ci suscitait en elle un sentiment de claustrophobie dont elle n’arrivait pas à se débarrasser.

Il était tiré à quatre épingles, avait-elle remarqué en arrivant. Cravate, costume aux plis impeccables. Un petit sourire pincé aux lèvres, accentué par ses joues flasques et son menton fuyant, comme un homme qui sentait une odeur désagréable mais s’efforçait de se montrer poli à ce sujet. Il tenait une liasse de papiers à la main.

Sur la gauche de Marguerite, Ari se tenait au pupitre et faisait signe à quelqu’un de lever le rideau. Déjà ? Marguerite consulta sa montre. Treize heures tapantes. Elle avait la bouche sèche.

Ari l’avait informée que la salle pouvait accueillir deux mille personnes. Il en était entré à peu près la moitié, mélange de scientifiques, de personnel de support et de main-d’œuvre occasionnelle. Les quatre manifestations de ce genre organisées par Ari depuis le début de la quarantaine avaient été bien accueillies et avaient attiré du monde. On voyait même un type qui, muni d’une caméra, assurait la retransmission en direct sur Télé Blind Lake.

Comme nous sommes civilisés dans notre cage, pensa Marguerite. Comme nous oublions facilement le fait qu’il y a des cadavres de l’autre côté du portail.

On leva le rideau et éclaira la scène, transformant l’auditoire en un néant indistinct perçu plutôt que vu. Ari la présenta. Et dans cette étrange troncature de temps qui se produisait toujours lorsqu’elle s’adressait à un public, Marguerite se retrouva elle-même au pupitre à remercier Ari puis les auditeurs, et à se débattre avec l’affichage de ses notes sur son serveur de poche.

« Le problème… »

Sa voix dérapa dans les aigus. Elle s’éclaircit la gorge.

« Le problème que je veux soulever aujourd’hui est le suivant : avons-nous été trompés par notre propre approche rigoureusement déconstructive des personnes observées sur UMa47/E ? »

Une entrée en matière assez aride pour faire bâiller les profanes parmi le public, mais elle vit quelques visages familiers d’Interprétation froncer des sourcils.

« J’utilise un langage délibérément provocateur en parlant de personnes observées. Depuis le début, tant à Crossbank qu’à Blind Lake, on a cherché à se débarrasser de tout anthropomorphisme : la tendance à attribuer à d’autres espèces des caractéristiques humaines. La tentation est grande de trouver un bébé panthère mignon ou noble un aigle, et nous le faisons depuis que nous avons appris à marcher. Nous vivons toutefois une époque de lumières, une époque qui a appris à voir et à évaluer les autres êtres vivants pour ce qu’ils sont et non pour ce que nous voudrions qu’ils soient. Et la longue et honorable histoire de la science nous a au moins appris à observer avec soin avant de juger… et à juger, s’il le faut, en nous fondant sur ce que nous voyons et non sur ce que nous préférerions croire.

« Nous nous disons par conséquent qu’il faudrait appeler créatures ou organismes et non personnes les objets de notre étude sur 47 Ursa Majoris. Nous ne devons rien présumer à leur propos. Nous ne devons inclure dans la grille analytique ni nos peurs, ni nos désirs, ni nos espoirs ou nos rêves, ni nos préjugés linguistiques, ni nos métarécits bourgeois ou notre bagage culturel d’extraterrestres imaginaires. Raccompagnez M. Spock à la porte et laissez H.G. Wells dans la bibliothèque. Si nous voyons une ville, nous ne devons pas parler de ville, ou alors juste de manière provisoire, car le mot ville implique Carthage, Rome, Berlin et Los Angeles, produits de la biologie humaine, de l’ingéniosité humaine, et de milliers d’années d’expertise humaine cumulée. Nous nous rappelons que la ville que nous observons n’en est peut-être pas une du tout mais peut-être plutôt une fourmilière ou un récif de corail. »

Lorsqu’elle marqua un temps d’arrêt, elle entendit résonner sa voix, écho grave qui revenait du fond de la salle.

« En d’autres termes, on essaye de toutes nos forces de ne pas s’illusionner. Et l’un dans l’autre, on y arrive bien. La barrière entre nous et les personnes d’UMa47/E n’est que trop évidente. Les anthropologues nous ont appris il y a longtemps que la culture était un ensemble de symboles partagés, et nous n’en partageons aucun avec les sujets de notre étude. Omnis cultura ex cultura, et les deux cultures se mélangent aussi mal, supposons-nous, que l’huile et l’eau. Nos comportements épigénétiques et les leurs ne se recoupent nulle part.

« Cela a pour inconvénient de nous obliger à partir des premiers principes. On ne peut pas parler d’“architecture” chtonienne, par exemple, car il faudrait ôter de ce mot à l’apparence innocente tous ses piliers et poutres d’intentions et d’esthétique humaines… sans lesquels le mot “architecture” devient insupportable, une structure instable. Nous n’osons pas davantage parler d’“art”, d’“œuvre”, de “loisir” ou de “science” chtoniens. La liste est sans fin, et il ne nous reste guère que le comportement brut. Le comportement à examiner et cataloguer dans tous ses menus détails.

« Nous disons que le Sujet se déplace à tel endroit, effectue telle ou telle tâche, est plutôt lent ou rapide, tourne à gauche ou à droite, mange ceci et cela, du moins si nous ne regimbons pas à utiliser le mot “manger” et son lot d’anthropomorphisme rampant, peut-être “ingérer” conviendrait-il mieux. La signification est la même, mais cela fait mieux dans un rapport écrit. Le Sujet ingère un bol alimentaire de matériau végétal. En fait, il mange une plante : vous le savez et moi aussi, mais le scientifique chargé de relire l’article que vous avez soumis à la revue Nature ne laisserait jamais passer cela. » Il y eut quelques rires prudents. Dans son dos, Ray ne masqua pas un grognement de dérision. « Nous surveillons la connotation du moindre mot que nous utilisons avec l’instinct de censure d’un Bowdler[6]. Tout cela au nom de la science, et très souvent pour d’excellentes raisons.

« Mais je me demande si nous ne nous aveuglons pas nous-mêmes par la même occasion.

« Ce qu’il manque selon moi, dans nos discours sur les gens d’UMa47/E, c’est un récit.

« Les indigènes d’UMa47/E ne sont pas humains, mais nous, oui, et les êtres humains interprètent le monde en construisant des récits pour l’expliquer. Le fait que certains de nos récits soient naïfs, ou pleins d’espoir, ou tout bonnement erronés n’invalide guère le procédé. Après tout, la science est un récit, à la base. Un anthropologue, ou une armée d’anthropologues, peut examiner de près des fragments osseux et les cataloguer selon une douzaine ou une centaine de caractéristiques en apparence triviales, mais l’objet tacite de tout ce travail est un récit… celui de la manière dont des êtres humains se sont distingués parmi les autres animaux de notre planète, l’histoire de nos origines et de nos ancêtres.

« Prenez la table périodique des éléments. C’est un catalogue, une liste des éléments connus et possibles ordonnée selon un principe d’organisation. Cela ressemble à une connaissance statique, tout à fait le genre de connaissances que nous accumulons sur le Sujet et ses semblables. Mais même cette table périodique sous-entend un récit. Elle constitue une définition dans l’histoire de l’univers, le point final d’un long récit sur la création de l’hydrogène ou de l’hélium, sur le Big Bang, sur la fabrication des éléments lourds dans les étoiles, la relation entre les électrons et les noyaux atomiques, le noyau et sa désintégration, et le comportement quantique des particules subatomiques. Nous avons nous aussi notre place dans ce récit. Nous sommes en partie le résultat d’une chimie carbonée dans l’eau… un autre récit caché dans la table périodique… tout comme, ajouterais-je, les gens que nous observons sur UMa47/E. »

Elle marqua un temps d’arrêt. Dieu merci, il y avait un verre d’eau glacée sur le pupitre. Marguerite en but une gorgée. À en juger par le bruit de fond, elle avait déjà suscité quelques disputes à voix basse au sein du public.

« Les récits se recoupent et divergent, se combinent et se recombinent. Comprendre un récit peut nécessiter d’en créer un autre. Fondamentalement, le récit est la manière dont nous comprenons. Le récit est la manière dont nous comprenons l’univers et il coule de source que c’est celle dont nous nous comprenons nous-mêmes. Un étranger peut nous sembler impénétrable voire effrayant jusqu’à ce qu’il nous raconte son histoire, jusqu’à ce qu’il nous dise son nom, d’où il vient et où il va C’est peut-être la même chose avec les habitants chtoniens d’UMa47/E. Cela ne me surprendrait pas qu’eux aussi, à leur manière, échangent et créent des récits. Peut-être que non, ils peuvent avoir un autre moyen d’organiser et de diffuser la connaissance. Mais je vous promets que nous ne les comprendrons qu’en commençant à nous raconter des histoires à leur sujet. »

Elle distinguait d’autres visages dans le public, désormais. Il y avait Chris, sur l’allée centrale, qui hochait la tête pour l’encourager. Élaine Coster se tenait près de lui, Sébastian Vogel à ses côtés. Elle supposa qu’ils gardaient leurs serveurs à la main, au cas où Ray se ruerait à Hubble Plaza.

Et juste devant elle, au premier rang, Tess l’écoutait avec attention. Ray avait dû l’amener. Marguerite adressa un sourire à sa fille.

« Bien entendu, nous sommes des scientifiques. Nous avons un nom à nous pour les récits préliminaires : nous appelons cela une hypothèse et nous la confrontons à l’observation et à l’expérimentation. Bien entendu aussi, toute hypothèse que nous hasardons sur les indigènes doit être très, très provisoire. C’est une première approximation, une supposition éclairée, voire une devinette au hasard.

« Je crois néanmoins que nous nous sommes montrés bien trop timides sur ce point Et, selon moi, cela est dû au fait que les questions que nous oblige à poser la création de ce récit sont des plus dérangeantes. Aucune des espèces intelligentes que nous croisons – et pour la première fois de notre histoire, nous avons un point de comparaison – ne peut s’affranchir de sa biologie. En d’autres termes, une partie de son comportement sera spécifique à son histoire génétique. Mais s’il s’agit bel et bien d’une espèce intelligente, une autre partie de son comportement sera discrétionnaire, flexible, innovante. Ce qui ne veut pas dire qu’elle sera toujours rationnelle. Bien au contraire, si cela se trouve.

« Et là, je pense, réside le problème fondamental auquel nous rechignons à nous confronter. Nous nourrissons des croyances intimes envers nous-mêmes. Un théologien pourrait nous voir comme une espèce qui cherche Dieu. Un biologiste comme un ensemble de fonctions physiologiques étroitement liées et capables d’activités très complexes. Un marxiste comme les protagonistes d’un dialogue entre l’histoire et l’économie. Un philosophe comme le résultat de l’appropriation, par l’ADN, des mathématiques des propriétés émergentes dans des systèmes chaotiques semi-stables. Nous considérons que ces croyances s’excluent l’une l’autre et nous nous y cramponnons religieusement selon nos préférences.

« Je soupçonne néanmoins qu’en ce qui concerne les indigènes d’UMa47/E, nous trouverons tous ces descripteurs à la fois utiles et insuffisants. Il nous faudra parvenir à une nouvelle définition d’espèce intelligente, et cette définition devra nous inclure nous et eux. Ce qui, à mon avis, est ce que nous évitions jusqu’à présent. »

Une autre gorgée d’eau. Ne se tenait-elle pas trop près du microphone ? Des derniers rangs, le bruit devait sans doute donner l’impression qu’elle se gargarisait.

« Tout ce que nous disons sur ces indigènes ouvre une nouvelle perspective sur nous-mêmes. Nous les trouverons plus ou moins courageux que nous, plus ou moins doux, plus ou moins belliqueux, plus ou moins affectueux… peut-être, en fin de compte, plus ou moins sensés.

« En d’autres termes, nous pourrions être forcés de tirer à leur propos, et par conséquent au nôtre, des conclusions qui ne nous plairont pas.

« Mais nous sommes des scientifiques, et nous ne sommes pas censés nous dérober. En tant que scientifique, je me plais à croire – je suis même tentée de parler de foi – que la compréhension vaut mieux que l’ignorance. Au contraire de la vie, au contraire du récit, l’ignorance est statique. Comprendre implique un mouvement en avant, et donc la possibilité d’un changement.

« Voilà pourquoi il est si important de continuer à suivre le Sujet. » Aussi longtemps que possible, ajouta-t-elle en son for intérieur. « Il y a quelques mois, il n’aurait pas été déraisonnable de soutenir que la vie du Sujet était une routine invariable dont nous avions tiré tout ce que nous pouvions. Les événements récents ont démontré que ce n’est pas je cas. La vie du Sujet, que nous avons crue cyclique, est devenue très proche d’un récit, un récit que nous pourrions suivre jusqu’à son terme et duquel nous ne manquerons pas d’apprendre énormément.

« Nous avons déjà appris beaucoup. Nous avons par exemple vu les ruines à 33/28, une ville abandonnée, si je peux utiliser ce terme, selon toute apparence plus ancienne que celle du Sujet et très différente du point de vue architectural. Et cela aussi implique un récit. Cela implique que le comportement architectural des indigènes est flexible, qu’ils ont amassé de la connaissance et l’ont employée à des usages divers et variés.

« Cela implique, en résumé, au cas où un doute subsisterait, que les indigènes sont bel et bien des gens, intellectuellement proches des humains et moralement équivalents à eux, cela implique aussi que le meilleur moyen de construire leur récit est de faire référence au nôtre. Même si la comparaison n’est pas toujours à notre avantage. »

Telle était sa fin en apothéose. Sa thèse provocatrice. Sauf que personne ne semblait sûr qu’elle ait bel et bien terminé. Elle s’éclairât à nouveau la gorge, dit : « C’est tout, merci » et se dirigea vers sa chaise. Elle entendit les applaudissements monter dans son dos. Sans déborder d’enthousiasme, ils semblaient polis.

Ari monta sur l’estrade, la remercia et présenta Ray.

 

Sue Sampel passa vingt minutes à travailler sur son propre bureau, prenant un air occupé par la surveillance vidéo incrustée dans le mur.

Elle s’était mis du travail de côte afin de rendre sa présence plausible. Non qu’il y ait beaucoup de véritable boulot. Une vilaine plaisanterie, ces rapports que Ray tenait à faire, documentant les détails quotidiens de la gestion du site Blind Lake. Ces rapports n’allaient qu’à un seul endroit, un dossier marqué EN ATTENTE – en attente de quoi, de la fin du monde ? – mais ils serviraient d’alibi si un jour quelqu’un voulait savoir ce que Ray avait fait durant le blocus. Sue avait quant à elle l’impression que Ray passait beaucoup de temps à se préparer à répondre à un interrogatoire.

Elle gardait un œil sur l’horloge. À 13h30, elle se mit à farfouiller parmi des papiers et des fichiers informatiques comme si elle avait perdu quelque chose. Quelque chose qu’elle irait chercher dans le bureau de Ray. Tout cela semblait ridiculement irréaliste, comme une pièce de théâtre de lycée.

Ou un mauvais film. Et dans le film, se dit Sue, ce serait à ce moment-là que quelqu’un entrerait sans prévenir et… Shulgin, sans doute, ou même Ray, un pistolet à la main.

« Sue ? »

Elle se mordit la langue et expulsa un « Aïe ! » qui avec un peu de chance pouvait passer pour un « Oui ? »

Ce n’était pas Ray, mais Gretchen Krueger, des Archives.

« Je ne m’attendais pas à te trouver là aujourd’hui, dit Gretchen. J’ai vu ta porte ouverte en allant prendre quelques vieux numéros du JAE. Ray est là aussi ?

— Non, je finis juste un truc. Sauf que je n’arrête pas de perdre des choses. » Consolidation supplémentaire de son alibi.

« Une fois que j’en ai fini ici, je pars retrouver Jamal et Karen au Sawyer’s. Tu veux te joindre à nous ? Tu serais plus que la bienvenue.

— Merci, mais tout ce que je veux cet après-midi, c’est une douche et une sieste.

— Je connais ça.

— Mais amuse-toi bien quand même, Gretch.

— J’y compte bien. Lève un peu le pied, Sue. Tu as l’air fatiguée. »

Gretchen s’éloigna dans le couloir et Sue se prépara à violenter une nouvelle fois le bureau de Ray. Mais elle commença par bien fermer la porte donnant sur le couloir. Elle s’aperçut que sa main tremblait.

Elle se glissa alors dans le sanctuaire de Ray, hors de portée des caméras de sécurité.

Elle sortit tout d’abord une pile de dossiers du placard contre le mur – n’importe lesquels, du moment qu’elle avait quelque chose d’apparence innocente à ressortir. Puis elle alla au bureau de Ray, introduisit sa clé dans la serrure principale et ouvrit l’un après l’autre les cinq tiroirs.

Le paquet de sorties d’imprimante se trouvait dans celui en bas à gauche, celui où Ray gardait ses DingDong avant d’avoir épuisé ses réserves. Il l’a sans doute aspiré pour récupérer les miettes, le connaissant, se dit Sue. Il doit être méchamment accro. Et méchamment en manque.

Elle prit la feuille du dessus.

 

De : Bo Xiang, Laboratoire national de Crossbank

À : Avery Fishbinder, Laboratoire national de Blind Lake

TEXTE : Salut Ave ! Comme promis, voici quelques aperçus du matériel que nous présenterons à la conférence cette année. Désolé de ne pas pouvoir être plus explicite (je sais que tu ne veux pas être pris au dépourvu) mais on nous a empêchés d’en parler tant que tout ça n’était pas officiel. En un mot comme en cent, nous avons trouvé des traces d’une culture intelligente disparue sur HR8832/B. Je t’enverrai des copies d’écran, mais il y a une région de soulèvement basaltique dans l’hémisphère Nord, avec de l’eau très peu profonde et des îles exposées, en apparence identique aux centaines d’autres régions humides du même genre, mais avec les restes de structures d’une conception de toute évidence très élaborée, dont un lieu spécifique ou du moins une référence architecturale aux « flotteurs coralliens » ponctuant l’équateur. On ne sait toujours pas vraiment comment corréler cela avec l’absence de motilité animale ; Gossard pense à une extinction massive très loin dans le passé…

 

Bon sang, se réprimanda Sue, ne lis pas. Elle jeta un coup d’œil furtif à la porte. Elle était seule, mais cela pouvait changer.

Elle sortit son serveur de sa poche, contacta son nœud domestique et activa la fonction de numérisation. Le serveur, de modèle crayon, avait exactement la même largeur qu’une feuille de papier standard. Sue en promena le côté photosensible de haut en bas du document jusqu’à obtenir un bip confirmant l’intégralité du transfert. Elle passa à la page suivante. Puis à la suivante. Mais il y avait beaucoup de pages. Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Bientôt 14 heures. Elle en avait peut-être pour encore vingt minutes. Voire plus.

Du calme, se recommanda-t-elle. Elle numérisa une autre page.

 

Assis dans le public, Chris Carmody regarda Ray se lever et s’approcher du pupitre.

Chris avait l’impression qu’il était important de jauger ce type. Une nouvelle confrontation avec Ray Scutter pouvait survenir de mille manières différentes. Et dans ce cas, Chris ne voulait pas merder.

Il y avait mille manières de merder.

Ray semblait plutôt avenant, ce jour-là. Il sourit à l’auditoire et s’installa au pupitre avec une facilité qui avait échappé à Marguerite. C’était le « charme » dont elle avait parlé, et peut-être était-ce ce charme qu’elle avait vu en lui à leur première rencontre : un sourire convaincant et des mots qui sonnaient bien. Ray commença :

« Je vais m’écarter du texte que j’avais préparé – je sais que vous nous avez demandés d’être brefs, Ari, et je promets de faire de mon mieux – pour réagir à quelques remarques de l’oratrice précédente. »

Marguerite, qui devait pourtant s’attendre à une réaction de ce genre, se tortilla sur sa chaise.

« En tant que scientifiques, dit Ray, nous devons garder entre autres choses à l’esprit que les apparences peuvent être trompeuses. Nous avons parlé de l’installation O/BEC comme s’il s’agissait d’un télescope optique hors pair. Je me permets de vous rappeler qu’il n’en est rien. À son niveau le plus fondamental, l’Œil est un ordinateur quantique fonctionnant comme un générateur d’images. Nous supposons que les images qu’il génère représentent fidèlement les événements du passé d’une lointaine planète. Peut-être. Peut-être pas. S’il obtient bel et bien de véritables informations, nous ne savons pas de quelle manière il y parvient. Les images qu’il crée correspondent aux données dont nous disposons sur UMa47/E : sa taille, son atmosphère, la distance par rapport à son étoile… À part cela, toutefois, nous n’avons aucun moyen de confirmer ce que l’Œil prétend voir. Tant que nous ne pourrons pas dupliquer et comprendre plus efficacement l’effet, nous ne pouvons que supposer assister à de véritables événements.

« Et si nous hésitons sur les conclusions que nous tirons, ce n’est pas par frilosité. Mais parce que nous ne voulons pas nous tromper. Pour cette raison, et pour beaucoup d’autres, je crois que le choix de suivre le Sujet et sa culture de près a été peu judicieux et terriblement prématuré.

« Par opposition à l’oratrice qui m’a précédé, j’aimerais vous rappeler que nous fabriquons des histoires – pardon, bâtissons des récits – sur la vie extraterrestre pour ainsi dire depuis que l’humanité existe. Est-ce génie ou sottise ? Intéressante question. Au nom de la science, un certain Percival Lowell nous a autrefois demandé de croire à des canaux et à une civilisation sur Mars. Cette méprise n’a été dissipée par la science du XXe siècle que pour se voir remplacée par la découverte prometteuse et en définitive truquée de bactéries fossiles dans un météorite martien. Examinée de plus près, Mars s’est avérée stérile de toute vie. Les microbes qu’on croyait habiter l’océan de boue tiède dans la subsurface d’Europe se sont de même révélés illusoires. Notre imagination nous devance, semble-t-il. Elle est intuitive, elle bondit en avant, et elle voit ce qu’elle a envie de voir. Un manifeste pour l’imagination n’est pas vraiment ce dont nous avons besoin, surtout en ce moment. »

Il poussa un soupir théâtral.

« Cela étant dit, et je pense qu’il fallait le dire, passons à un problème plus pressant et qui nous concerne tous de près, ici à Blind Lake.

« Il va sans dire que le blocus, baptisé quarantaine par certains, est un événement sans précédent que nous nous sommes tous efforcés de comprendre. Quarantaine est le terme qui convient, à mon avis. Plus personne ne conteste, j’imagine, qu’on nous a confinés ici non pour notre bien, mais pour la protection des gens de l’extérieur.

« Cela semble pourtant absurde, ridicule. Qu’avons-nous ici, à Blind Lake, qui puisse être considéré comme une menace ?

« Qu’avons-nous, en effet ? Certains ont suggéré qu’un danger pouvait résider dans les images mêmes que nous étudions, qu’elles pouvaient contenir un code stéganographique ou un autre message caché destructeur pour l’esprit humain. Mais nous n’avons pas vu grand-chose pour étayer cette hypothèse… à moins que vous ne vouliez prendre comme exemple le panégyrique de l’oratrice précédente. » Ray eut un sourire oblique, comme s’il avait dit quelque chose d’un peu méchant mais de très astucieux, et un rire gêné s’éleva du public. Il but une gorgée d’eau avant de continuer : « Non, je pense que nous devons concentrer nos soupçons sur le processus lui-même… sur le mécanisme O/BEC.

« Pourrait-il y avoir quelque chose de dangereux dans les cylindres O/BEC ? Nous en savons à peine assez pour répondre à cette question. Ce que nous savons, c’est que les processeurs O/BEC sont de très puissants ordinateurs quantiques d’un nouveau genre et que nous les utilisons pour développer du code réplicatif autoévolutif.

« Ces mots en eux-mêmes devraient nous donner l’alerte. Dans toutes les autres situations où nous avons essayé d’exploiter des systèmes évolutionnaires réplicatifs, nous avons été forcés de procéder avec le plus grand soin. Je fais allusion au quasi-désastre de l’année dernière au laboratoire nanotech du MIT – nous savons tous à quel point cela aurait pu être pire – et aux cultivars de riz nouveau qui ont provoqué tant de réactions histaminiques fatales en Asie au début des années 2020. »

Élaine griffonnait à toute bride sur un calepin électronique. Sébastian Vogel restait calme et attentif, tel un bouddha barbu.

« L’objection évidente est que ces événements concernaient de vrais systèmes réplicatifs dans le vrai monde, et non du code à l’intérieur d’une machine. Mais cette objection manque de perspicacité. L’écosystème virtuel des O/BEC est peut-être fini, il est en réalité énorme aussi. Littéralement des milliards de générations d’algorithmes sont itérés et moissonnés chaque jour afin de nous servir. Nous les sélectionnons à intervalles réguliers en fonction des résultats que nous désirons, mais ils continuent en permanence à se multiplier. Nous supposons qu’écrire les conditions limitatives nous confère un pouvoir divin sur nos créations. Ce n’est peut-être pas le cas.

« Bon, évidemment, nous n’avons jamais perdu un chercheur dans une embuscade montée par un algorithme. » D’autres rires : l’auditoire profane semblait aimer cela, même si les gens d’Observation et Interprétation gardaient un silence méfiant. « Et ce n’est pas ce que je sous-entends. Mais selon certains indices, dont je n’ai pas encore la liberté de parler, les installations de Crossbank ont été arrêtées quelques heures avant la mise en place de la quarantaine à Blind Lake, et il s’y est bel et bien produit quelque chose de dangereux, peut-être en rapport avec leurs machines O/BEC. »

Voilà qui était nouveau. Dans tout le public, les gens se redressèrent littéralement sur leurs sièges. Chris jeta un coup d’œil à Élaine, qui haussa les épaules : elle ne s’attendait pas à ce que Ray aborde le sujet.

Peut-être Ray n’en avait-il pas eu l’intention. Il brassa ses papiers et eut un long moment l’air dérouté.

« Cela reste à confirmer, bien entendu… »

Il mit de côté son discours écrit.

« Mais je veux revenir un instant aux affirmations de l’oratrice précédente…

— Il improvise, chuchota Élaine. Marguerite a dû marquer un point à un moment ou à un autre. Ou alors il a bu quelques verres avant de monter sur scène.

— Si je me souviens bien… C’est Goethe, je crois, qui a écrit que la nature aimait l’illusion. “La nature aime l’illusion, et ceux qui refusent de partager ses illusions, elle les punit comme punit un tyran.” Nous tenons des propos désinvoltes sur une espèce “intelligente” comme si l’intelligence était un attribut simple et facilement quantifiable. Bien sûr que non. La perception que nous avons de notre propre intelligence est faussée et idiosyncrasique. Nous nous différencions des autres primates comme si nous étions rationnels et eux sous l’emprise de pulsions purement animales. Mais les grands singes, par exemple, sont d’une rationalité quasi complète : ils cherchent de la nourriture, mangent lorsqu’ils ont faim, dorment quand ils sont fatigués, s’accouplent si le besoin et l’opportunité se présentent. Un singe philosophique pourrait bien demander quelle espèce est vraiment guidée par la raison.

« Il pourrait demander : “À quel moment nous ressemblons-nous le plus, les singes et les hommes ?” Pas quand nous mangeons, dormons ou déféquons, puisque chaque animal fait tout cela. Les hommes s’avèrent uniques lorsqu’ils produisent des outils élaborés, composent des opéras, partent en guerre pour des raisons idéologiques ou expédient des robots sur Mars : seuls les êtres humains font cela. Nous imaginons notre futur et contemplons notre passé, personnel ou commun. Mais à quel moment un grand singe passe-t-il en revue les événements de sa journée ou imagine-t-il un avenir radicalement différent ? La réponse évidente est : quand il rêve. »

Chris regarda Marguerite sur la scène. Elle semblait aussi surprise que quiconque. Ray était maintenant secoué, mais il avait entamé un scénario qui disposait de sa propre et puissante inertie.

« Quand il rêve. Quand le singe rêve. Endormi, il ne raisonne pas mais rêve les rêves qui permettent la raison. Dans ses rêves, le singe s’imagine chassé ou chasseur, nourri ou affamé, effrayé ou en sécurité. En réalité, il n’est rien de tout cela. Il court ou il souffre de la faim dans un modèle fragmentaire du monde entièrement de sa projection. Un comportement humain ! Tout à fait humain. Vous, pourrait dire ce singe philosophique, vous êtes les hominidés qui rêvent durant la journée. Vous ne vivez pas dans le monde. Vous vivez dans votre rêve du monde.

« Les rêves infusent notre existence. Nos plus anciens ancêtres ont appris à jeter un épieu, non sur un animal en train de courir, mais sur l’endroit où cet animal en train de courir se retrouverait lorsque l’épieu aurait traversé les airs à une certaine vitesse. Nos ancêtres sont arrivés à cela par l’imagination, non par des calculs. Autrement dit : en rêvant. Nous rêvons l’avenir de l’animal et nous lançons l’épieu sur ce rêve. Nous rêvons des images du passé dont nous nous servons pour projeter et corriger nos propres actions futures. Et comme stratagème évolutionnaire, nos rêves ont eu un succès phénoménal. En tant qu’espèce, le rêve nous a permis de sortir de l’impasse de l’instinct pour accéder à un tout nouvel univers de comportements inexplorés.

« Nous l’avons fait avec une efficacité telle, à mon avis, que nous en avons oublié la vérité fondamentale qui est que nous rêvons. Nous confondons ce rêve avec la raison. Mais le singe raisonne aussi. Ce que le singe ne fera pas, c’est rêver les idéologies, rêver le terrorisme, rêver les dieux vindicatifs, l’esclavage, les chambres à gaz, les remèdes mortels aux problèmes oniriques. Les rêves sont généralement des cauchemars. »

Le public était perdu. Ray ne semblait plus s’en soucier. Il ne parlait plus qu’à lui-même, pourchassant une idée dans un labyrinthe que lui seul voyait.

« Mais il y a des rêves desquels, en tant qu’espèce, nous ne pouvons pas nous réveiller. Nos rêves sont les rêves qu’aime la nature. Nos rêves sont épigénétiques et ils ont servi d’une manière remarquable notre génome. En quelques centaines de milliers d’années, nous avons accru notre nombre de quelques sous-espèces hominoïdes localisées à une population de huit ou dix milliards dominant la planète. Si nous raisonnons à l’intérieur des limites de nos rêves de plein jour, la nature nous récompense. Si nous raisonnions de manière aussi simpliste et directe que les singes, nous ne serions pas plus nombreux qu’eux.

« Mais nous avons maintenant effectué quelque chose de nouveau. Nous avons construit des machines qui rêvent. Les images générées par les appareils O/BEC sont des rêves. Fondés, nous disons-nous, sur le monde réel, mais ce ne sont pas des images télescopiques au sens traditionnel. Lorsque nous regardons dans un télescope, nous voyons avec l’œil humain et interprétons avec un esprit humain. Lorsque nous regardons une image O/BEC, nous voyons ce qu’une machine en train de rêver a appris à rêver.

« Cela ne veut pas dire que ces images n’ont aucune valeur ! Seulement que nous ne pouvons pas les accepter telles quelles. Et nous devons nous poser une autre question. Si notre machine peut rêver avec plus d’efficacité qu’un être humain, qu’est-elle capable de faire d’autre ? Quels autres rêves pourrait-elle bien avoir, peut-être à notre insu ?

« Les organismes que nous étudions ne sont peut-être pas les habitants d’une planète rocheuse en orbite autour de l’étoile Ursa Majoris 47. Les espèces extraterrestres sont peut-être bien les appareils O/BEC eux-mêmes. Et le pire… le pire… »

Il s’interrompit, prit son verre d’eau et le vida. Il avait le visage rouge.

« Ce que je veux dire, c’est : comment s’éveille-t-on d’un rêve qui active votre conscience ? En mourant. C’est le seul moyen. Et si l’entité O/BEC – appelons-la comme ça – est devenue un danger pour nous, il faut peut-être que nous la tuions. »

Vers l’avant, une petite voix cria : « Tu ne peux pas faire ça ! »

Une voix d’enfant. Chris reconnut Tess, qui venait de se dresser au pied de la scène.

L’air abasourdi, Ray baissa les yeux vers sa fille. Il ne sembla pas la reconnaître. Lorsqu’il y parvint, il lui fit signe de s’asseoir en disant : « Désolé. Désolé. Mes excuses pour cette interruption. Mais nous ne pouvons pas nous permettre de nous montrer sentimentaux. Nos vies sont en jeu. Nous sommes peut-être, en tant qu’espèce… » Il s’essuya le front de la main. Le véritable Ray a pris le dessus, pensa Chris, et ce n’est pas un spectacle agréable. « Nous sommes peut-être des machines à rêver débridées, capables de ravages considérables, mais nous devons nous montrer fidèles à notre génome. Notre génome est ce qui produit un rêve tolérable à partir des mathématiques sans valeur et rigoureusement précises de l’univers dans lequel nous habitons… Que verrons-nous, si nous nous réveillons vraiment ? Un univers qui chérit la mort bien davantage que la vie. Ce serait idiot, complètement idiot de renoncer à notre primauté pour un nouvel ensemble de chiffres, un autre système dissipatif non linéaire étranger à notre mode de vie… »

Un homme peut sourire et sourire, et être un scélérat, avait écrit Shakespeare. Chris comprenait cela. C’était une leçon qu’il aurait dû apprendre bien plus tôt. S’il l’avait apprise à temps, peut-être sa sœur Portia serait-elle encore en vie.

« Arrête de parler comme ça ! » cria Tess d’une voix stridente.

Ray sembla alors s’éveiller et réaliser qu’il avait agi de manière bizarre, qu’il s’était rendu ridicule en public. Son visage était rouge brique.

« Ce que je veux dire… »

Le silence s’éternisa. Des murmures naquirent dans l’auditoire.

« Ce que je veux dire… »

Ari Weingart fit un pas hors des coulisses côté jardin.

« Je suis désolé, dit Ray. Je m’excuse si j’ai dit quelque chose… si je n’ai pas parlé comme il faut. Cette réunion… »

Il agita la main, expédiant le verre vide sur le sol de la scène, où il se brisa de manière spectaculaire.

« Cette réunion est terminée, grogna Ray dans le micro. Vous pouvez tous rentrer chez vous. »

Il sortit dans les coulisses. Sébastian Vogel se mit à chuchoter à toute vitesse dans son serveur de poche. Marguerite se précipita en bas de la scène pour réconforter sa fille.

 

Sue Sampel venait de remettre les sorties d’imprimante dans l’ordre lorsque son serveur sonna.

Le bip sembla emplir tout le silence du bureau de Ray. Sue sursauta et la moitié de la liasse lui échappa des mains pour aller s’éparpiller par terre.

« Merde ! » Elle sortit la baguette téléphonique de sa poche. « Oui ? »

C’était Sébastian. Ray venait de sortir de scène. L’air en rogne. Il pouvait se rendre n’importe où.

« Merci, dit Sue. Retrouve-moi devant l’entrée dans cinq minutes. » Elle ramassa les papiers – ils s’étaient répandus en un grand cercle, et une partie avait glissé sous le bureau – et les remit plus ou moins en ordre. Pas le temps de peaufiner. Même si Ray n’était pas entré en beuglant, Sue avait les nerfs tendus à se rompre. Elle remit les papiers dans le tiroir, referma à clé, sortit du bureau de Ray, rassembla les affaires qu’elle avait laissées sur la table, puis se précipita dans le couloir en tirant la porte derrière elle.

Le trajet en ascenseur prit à peu près une éternité, mais il n’y avait personne dans le hall d’entrée et Sébastian l’attendait déjà devant le bâtiment. Elle plongea dans la voiture en disant : « Démarre ! démarre ! »

Le vent avait forci depuis le matin. Sur les grandes prairies entre la ville de Blind Lake et les tours de refroidissement de l’Œil, la neige se remit à tomber.

 

Blind Lake
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